La sutura est une norme culturelle tacite qui prépare psychologiquement les femmes et les filles à dissimuler, à pardonner et à supporter leurs souffrances. Elle a une incidence sur la manière dont la société malienne traite les violences de genre, notamment l’abus sexuel.

Selon ONU FEMMES, 35 % des femmes maliennes en sont victimes.

Pour ceux qui ont connaissance d’une agression, l’empathie envers les victimes s’exprime par le silence et l’inaction. Les victimes sont elles-mêmes tenues de protéger leur famille de toute honte aux yeux de leurs communautés en restant silencieuses. Surtout, la colère de la victime envers son violeur se doit d’être convertie en empathie afin de ne pas ternir la réputation de ce dernier et être marginalisée. Les victimes d’abus doivent donc sacrifier leur autonomie individuelle, intérioriser leurs traumatismes, et apprendre à privilégier la réputation au sein de leurs communautés avant leur propre sécurité, leurs désirs et la justice.

Fatoumata Diallo, Parure, 2018, Digital photograph, Dimensions variable

Des conventions sociales et culturelles telles que la sutura renforcent la société patriarcale malienne, une société dans laquelle les hommes détiennent principalement le pouvoir et dominent les sphères du leadership politique, de l’autorité morale, des privilèges sociaux et de la propriété des biens. La situation est suffisamment grave pour que le Mali soit classé 143 sur 149 pays dans le rapport du Forum Économique Mondial de 2018 sur les inégalités de genre. En 2008, The New Humanitarian a publié une enquête révélant qu’au moins une femme tous les quatre jours signale une violence sexuelle et, bien que cette statistique ne reflète pas le taux de violence sexuelle à Bamako, le nombre de perpétrateurs arrêtés est remarquablement bas. Entre janvier et octobre 2008, seulement six hommes ont été condamnés dans la ville de Bamako.

Dans ce contexte, la sutura peut donc être comprise comme un outil protégeant, de manière systémique, la réputation patrilinéaire: on attend des femmes qu’elles appliquent puis enseignent cette norme sous peine d’être ostracisées, jugées illégitimes et indignes.

Dans le but de briser les normes culturelles restrictives qui régissent la vie des femmes au Mali, l’exposition Musow Ka Touma Sera (C’est l’ère des femmes) présente les œuvres de six artistes maliennes originaires des quatre coins du pays. Ces femmes marquent de leurs empreintes le monde de la photographie malienne jusque là dominé par les hommes. Ensemble, nous examinons la sutura et ses mécanismes culturels qui renforcent le patriarcat et présentons un message d’inspiration. Car de l’inspiration il en faut, pour briser les tabous et s’affranchir des codes moraux qui asservissent les femmes.

Kani Sissoko, Yiri Ni Kassagué, Affliction, 2015

Kani Sissoko centre sa série Affliction sur les rituels religieux africains couramment appelés la « magie noire » connus pour leur utilisation de la cosmologie, du symbolisme et de l’art. Souvent pratiqués dans les bois, ces rituels, où les animaux, les arbres et le sang jouent un rôle, sont supposés délivrer les pratiquants de leurs maux. Ces composantes mystiques sont présentes dans les sous-cultures maliennes et font fréquemment partie de la vie quotidienne. Dans l’élaboration de sa série, Sissoko découvre une similitude entre les marques laissées sur les écorces des arbres lors de divers rituels et les blessures subies par les femmes et les filles à la suite de violences sexuelles. Affliction est une évocation de la femme Malienne et de la douleur qu’elle cherche à conjurer par le mysticisme. Sissoko invite les femmes à confronter la dure réalité de leur douleur commune – non seulement en défiant les rituels de maltraitance mais aussi les rituels mystiques impuissants à enrayer le cycle de violence.

Amsatou Diallo, Refuge de Femme 3.2, (undated) Digital photograph, Dimensions variable

Au cours de multiples voyages du Mali vers les pays voisins, Amsatou Diallo se voit attirée par les lieux de culte où elle remarque la présence abondante de femmes. Ces voyages marquent le début de la création de Refuge de Femmes, une série de photocollages agençant des couleurs symboliques et des images de femmes en tenue religieuse, superposés sur des photographies de cathédrales et de mosquées emblématiques. Diallo masque les traits distinctifs des visages de ces femmes pour suggérer que leur individualité est souvent sacrifiée au profit des attentes religieuses. Son utilisation de couleurs neutres et de teintes de rouge évoque les tensions que vivent les femmes, inhibées par le pardon qu’on attend d’elles, leur allégeance religieuse et sociale, et leur libre arbitre.

Fatoumata Diallo, Parure, 2015, Digital photograph, Dimensions variable

Originaire de Tombouctou, Fatoumata Diallo grandit dans une famille de semi-nomades installée dans le Cercle de Nara, situé à la frontière de la Mauritanie et abritant les cultures Soninké, Bambara, Maure et Fula. Au milieu de femmes provenant de plusieurs communes qui s’étendent sur l’ensemble du territoire de Nara, Diallo développe une fascination pour les colliers traditionnels, fabriqués individuellement selon la tribu, l’âge, le statut matrimonial et social, et portés dans la ville de Dina. Les colliers, connus localement sous le nom de parures, sont des artefacts culturels importants historiquement utilisés pour identifier l’affiliation tribale ou invoquer l’énergie spirituelle pour faciliter la procréation. La série La Parure de Diallo est un travail de juxtaposition de leur utilisation passée et présente. Bien que les colliers soient importants dans l’histoire et le développement de l’artisanat et de l’art maliens, ils sont aujourd’hui avant tout le reflet du statut social des femmes engendrant une dépendance financière liée au genre et faisant souvent d’elles la propriété de leur mari. À cet égard, La Parure reflète les tensions entre l’identité socioculturelle des femmes et leur autonomie personnelle.

Fanta Diarra, L'Afrique en mode yougou yougou, 2019, Digital photograph, Dimensions variable

L’Afrique en mode Yougous Yougous, l’œuvre de l’artiste Fanta Diarra, étudie les vêtements d’occasion importés au Mali de différentes parties du monde convoités pour leurs prix abordables ainsi que le phénomène de séduction qu’ils exercent sur une jeunesse éprise de mode. Les friperies ou « yougous yougous » – terme péjoratif utilisé depuis des décennies en Bambara pour désigner des articles déjà portés et détériorés – envahissent les marchés et contraignent les entreprises locales à la faillite. Les conditions insalubres dans lesquelles les vêtements sont acheminés constituent par ailleurs une menace pour la santé publique, en particulier celle des femmes et des enfants. Dans la quête de Diarra pour convaincre ses concitoyens africains de soutenir les détaillants locaux, le spectateur est confronté à une représentation trompeuse de jeunes femmes joyeuses portant ces vêtements importés, apparemment inconscientes ou indifférentes à leurs impacts négatifs sur la société malienne. Diarra explique l’attrait excessif pour les « yougous yougous » comme le prolongement des hiérarchies qui existaient du temps des colonies et que de nombreux Maliens perpétuent à un coût économique et social exhorbitant pourvu qu’ils améliorent leur statut social.

Fatoumata Diabate, À Chacun Son Dimanche, 2019, Digital photograph, Dimensions variable

Fatoumata Diabaté intitule sa dernière série À chacun son dimanche en référence à la chanson à succès du couple de musiciens Amadou & Mariam, Dimanche à Bamako, qui célèbre les dimanches comme un jour de mariage populaire en ville. Les photographies sélectionnées examinent les diverses façons dont les femmes abordent le jour de leur mariage. « L’optimiste » est une mariée inondée d’une lumière blanche qui paraît exprimer la ferveur de ses vœux pour l’avenir. En contrepoint, « la réaliste », revendique son espace en regardant souvent l’appareil photo avec assurance sous une lumière claire et uniforme. Enfin, « la rebelle », marche en s’éloignant, vêtu d’une tenue traditionnelle réservée pour la nuit de noces lorsqu’une mariée est emmenée pour la première fois au domicile de son époux. En dépit de la beauté qui entoure les traditions, les vêtements et les festivités du mariage au Mali, Diabaté recourt à un sotrama (minibus de transport collectif et un symbole de communauté) tristement réputé pour l’imprudence de ses chauffeurs. Ceci, pour suggérer l’approche irrévérencieuse de nombreuses femmes dans le choix de leur partenaire de vie.

Cette irrévérence est troublante si l’on considère qu’une femme sur deux au Mali, mariée ou non, est victime de violence domestique et que la conversation portée sur cette forme de violence est taboue.

Oumou Traoré, Construire Son Avenir, Undated, Digital photograph, Dimensions variable

La série de photographies présentée par Oumou Traoré s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche initié par le Centre d’Études Africaines de l’Université de Bâle. Intitulé Construire son avenir, le projet vise à comprendre la manière dont les diplômés universitaires du Mali et d’autres pays Africain, font face à l’incertitude quant à leur réussite professionnelle et gèrent leurs ambitions dans des sociétés fortement influencées par les attentes traditionnelles concernant les rôles hommes-femmes. Dans le cadre de cette recherche, la série de Traoré présente des conflits connexes entre traditionalisme, incertitude économique et ambition de la jeunesse contemporaine. Traoré met l’accent sur la vie domestique malienne en juxtaposant une télévision désuète avec une tapisserie suspendue qui représente un groupe de femmes portant des enfants sur le dos tout en préparant un repas ensemble. Dans une autre photographie, Traoré présente une association non-conventionnelle : l’image d’un tissu wax orné d’un rouleau portant l’inscription « Croissance Économique et Autonomie des Femmes, Engagement inclusif pour un Mali stable, prospère et émergent. »

Ces images saisissent les tensions que de nombreux jeunes ressentent sur le maintien de leur identité culturelle et de la poursuite de leurs rêves, les obligeant souvent à remettre en question les rôles hommes-femmes existants.

D’autres images de la série (l’une d’un diplôme, l’autre d’une biographie manuscrite) soulignent l’importance du niveau d’instruction pour l’indépendance des femmes, un niveau rarement atteint sachant que plus de 50% des adolescentes au Mali sont contraintes à un mariage précoce pour protéger les familles de toute honte sociale en veillant à ce qu’il n’y ait pas de grossesses hors du cadre du mariage – un autre exemple de l’application de la sutura. Ce phénomène est corrélé avec la violences domestique et la maternité précoce, et Il en résulte qu’il est pratiquement impossible pour les filles et les jeunes femmes de poursuivre des études qui leur ouvriraient les portes du travail pouvant les rendre économiquement indépendantes. Malgré ces incertitudes économiques et l’inégalité entre les sexes, les recherches du Centre concluent que les jeunes du Mali nourrissent de grands espoirs pour leur avenir et que les projets favorisant l’expression de soi, comme celui de Traoré, accroissent les possibilités de réussite professionnelle et de réalisation personnelle car ils permettent de contrer les hiérarchies sociales existantes.

Fatoumata Diabaté, À Chacun Son Dimanche #04, 2019

Si nous parvenons à reconnaître que l’application de la sutura reconduit le statut patriarcal de la société malienne ainsi que les préjudices et les inégalités de genre, il nous reste à admettre qu’un féminisme dépouillé de toutes ambiguïtés et de tout relativisme culturel est la solution à ses maux. Et aussi paradoxal que cela puisse être ressenti de part les dynamiques sociales auxquelles nous sommes accoutumées, notre devoir de femmes maliennes est maintenant de prendre la parole sans égard à la peur de perdre notre dignité et de déshonorer nos familles. Nous devons réclamer notre indépendance et nourrir des sources de pouvoir dans une nouvelle forme de solidarité féminine pour que collectivement nous arrivions à changer les codes transmis aux jeunes générations.

Et enfin, peut-être que la féminité ne sera plus synonyme de tolérance à la douleur mais plutôt, et en dépit des obstacles, de la capacité à se battre pour la justice et l’égalité.

Marwa Arsanios, Have you Ever Killed a Bear — or becoming Jamila, 2013-2014, HD video (color, sound), 26:19 min. (still).



Fatima Bocoum
Open Call Exhibition
© apexart 2019

1. “Prevalence Data on Different Forms of Violence against Women,” UN Women, accessed October 15, 2019, http://evaw-global-database.unwomen.org/en/countries/africa/mali.
2. The World Economic Forum, The Global Gender Gap Report 2018, 2018 http://www3.weforum.org/docs/WEF_GGGR_2018.pdf.
3. “Violence against women on the rise,” The New Humanitarian, October 2, 2008, http://www.thenewhumanitarian.org/report/80716/mali-violence-against-women-rise.
4. Brittany Hayes and Carlijn Van Baak, “Risk Factors of Physical and Sexual Abuse for Women in Mali: Findings from a Nationally Representative Sample,” Violence Against Women, 23, 2016.
5. Centre for African Studies Basel, Construire son Avenir, January 2017, http://longingforthefuture.ch/de/research-background/construire-son-avenir.
6. The World Economic Forum.
7. Centre for African Studies Basel.
 

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