Qu’il s’agisse d’appeler le nom d’une personne ou de retrouver le chemin vers chez soi, nous faisons appel à notre mémoire au quotidien. Le fait d’avoir une bonne mémoire est plus qu’un atout mais avant tout un aspect crucial de notre vie. Cependant, notre mémoire étant subjective, faillible et limitée par nature, elle possède des défauts immanents. C’est là que le développement de la technologie intervient. La mémoire d’une machine, ou simplement celle d’un ordinateur, est considérée comme consistante, résiliente et indéfectible. Elle est dotée d’une capacité de stockage infinie. Cette technologie, facilement retrouvable dans le cas des smartphones, se souvient désormais des contacts importants, découvre le chemin le plus rapide vers une destination ou recherche des informations pour le compte de l’homme.

Bora Kim, Carte à mémoire (Memory Card), 2022, Performance / installation, projection/ live feed, mousse à mémoire (3, 59X32 cm), appareil photo, caméra, microphone, projecteur, enceintes, écouteurs, Durée 2-30mins

Sans doute, la technologie est devenue notre amie proche, rendant notre vie quotidienne plus pratique et efficace. En nous délivrant du fardeau de nous souvenir de tout, la technologie s’est rapidement infiltrée dans nos vies, annonçant une nouvelle ère de cohabitation entre les humains et la technologie. Nous sommes alors arrivés à un moment où la technologie a plus qu’un rôle secondaire, résultant d’un étrange changement de pouvoir, où la mémoire d’une machine est jugée comme plus fiable que la nôtre. Ce nouveau phénomène nous amène à considérer le développement technologique de manière binaire. Ainsi, ce dernier va être perçu à la fois comme un remède qui va combler notre nature défectueuse, ou alors, un désastre qui nous mènera vers un avenir dystopique. Quoi qu’il en soit, il établit une distinction entre nous, les humains, et eux, les machines, faisant de ces dernières nos adversaires. Nous discutons désormais de l’impact négatif de la technologie sur nos vies, en s’inquiétant de la façon dont notre dépendance à l’égard des machines empêche notre faculté à penser, à nous souvenir et à créer. De plus, nous nous demandons si notre capacité à nous souvenir est devenue une compétence obsolète, tant la mémoire d’une machine a déjà surpassé la nôtre.

Jiyoung Son, Deux lecteurs (Two readers), 2022, Installation vidéo sonore, réservoir rectangulaire en plastique (100x50x20cm), 2 haut parleur 8 pouces, projecteur, durée variable

Cependant, la relation qui nous lie aux machines ne peut être réduite à une dichotomie : pour ou contre, négative ou positive. En effet, nous avons dépassé le point de division entre “nous, les humains” et “eux, les machines” en entrant dans une zone grise dans laquelle la coexistence entre les humains et les machines est indispensable. Certaines entreprises de hautes technologies, en particulier Neuralink, ont exprimé leur inquiétude quant à la façon dont la technologie et l’intelligence artificielle progressent à une rapidité alarmante qui pourrait échapper au contrôle de l’homme. Afin de se préparer à cet avenir, ils proposent de brouiller la frontière entre l’homme et la machine, en reliant nos cerveaux à un ordinateur créant une interface cerveau-machine. Neuralink dit ainsi, cette invention pourrait être le remède aux graves lésions cérébrales, tout en devenant la clé pour combler les défauts humains en transformant notre cerveau en une “super intelligence numérique”.

Dasom Oh, La peau porte, 2022, Sculpture en grains de riz noir et blanc, tissue organza, bindex mat, projection mapping (ordinateur, projecteur), Dimensions variable

Parmi toutes les utilisations pratiques “trop belles pour être vraies” de cette technologie, le “téléchargement de la conscience” a particulièrement attiré notre attention. Notre mémoire, considérée jusqu’alors comme unique et éphémère, pourrait un jour être téléchargée, partagée et conservée à perpétuité, même après la disparition de notre corps. Nos souvenirs finiront par prendre une forme tangible qui durera toujours. Le fait que nous évoluons vers une forme plus ou moins parfaite grâce aux progrès technologiques est une belle nouvelle. Cependant, surgit la réflexion de la nécessité de la correction de notre nature imparfaite, dans ce cas, notre mémoire.

Même si celle-ci n’est pas éternelle et qu’elle sera balayée par le temps, nous souhaitons néanmoins qu’elle demeure. En effet, le fait de savoir que notre mémoire est fragile, subjective et temporelle nous donne la joie de vivre le moment et d’apprécier chaque souvenir. Plus que cela, comme nos souvenirs sont sujets à la déformation et à l’oubli, chacun d’entre eux est unique et spécial, ce qui façonne ce que nous sommes. Cette nature singulière et étrange de la mémoire humaine est en effet, une particularité et un privilège de l’être humain.

Jiyoung Son, Couche de mémoire (Layer of Time), 2022, Installation, carte postale en résin (55x15x15cm), étagère, table lumineuse, sable, eau, Dimensions variables

L’exposition Memory Card : The Perk of Being Able to Remember réunit trois artistes qui explorent chacun le concept de mémoire à travers la vidéo, l’installation et la performance.

Dans son œuvre, Couche de mémoire, Jiyoung Son renverse la nature éphémère de la mémoire humaine en jouant avec sa collection de cartes postales abandonnées. Jiyoung transforme ces objets fragiles et négligés en quelque chose de solide et de durable en utilisant des matériaux variés, dont principalement la résine. En créant des fragments de mémoire, l’artiste subvertit la pensée répandue selon laquelle la mémoire humaine est temporelle et insuffle une nouvelle vie à des souvenirs oubliés et abandonnés. Ces cartes postales sont organisées méticuleusement par l’artiste en tant qu’archives qui seront accessibles au public pour être partagées et réarrangées.

Dasom Oh, Série de l’épiderme, 2022, Sculpture (riz cuit, sachet de thé), 65 x 125 mm

Dans Les Deux Lecteurs, une autre œuvre présentée par Jiyoung Son, ses cartes postales en résine réapparaissent dans un autre contexte. L’artiste met côte à côte deux lecteurs (une personne et une machine) afin d’examiner les différences et les similitudes entre les deux. Inspirée du processus de lecture d’une carte mémoire, où un lecteur compatible est nécessaire pour lire le contenu enregistré, cette installation son-vidéo présente deux films; une carte postale lue par un humain et l’autre par Google Traduction. Le son est transmis séparément par des enceintes, dont chacune fait vibrer un réservoir d’eau. Lorsque ces deux ondes sonores se rencontrent, se séparent et s’entremêlent, elles produisent une onde unique. À travers cette performance sonore, l’artiste explore non seulement les distinctions évidentes entre un humain et une machine mais révèle une ressemblance inhabituelle entre les deux.

Dasom Oh, qui s’intéresse de près au corps humain, a développé un intérêt particulier pour la théorie de la mémoire cellulaire : une idée que la mémoire puisse être conservée dans les cellules du corps. Les grains de riz, de part leur ressemblance aux cellules de notre corps, sont utilisés par Dasom pour façonner une fine couche de peau humaine. Plusieurs toiles fabriquées à partir de riz variés imitent la peau humaine avec des cicatrices ou des ecchymoses. Cela illustre comment le temps peut laisser des marques sur notre chair et comment les témoignages s’accumulent avec le temps, comme des couches de peau, laissant des impressions uniques.

Bora Kim, Carte à mémoire (Memory Card), 2022, Performance / installation, projection/ live feed, mousse à mémoire (3, 59x32 cm), appareil photo, caméra, microphone, projecteur, enceintes, écouteurs, Durée 2-30mins, Participants : Jiyoung Son, Dasom Oh / public

Carte à mémoire, un jeu de mot entre la carte mémoire d’un ordinateur et une carte servant de support physique à la mémoire, est une performance de Bora Kim qui explore l’aspect mécanique de la mémoire humaine. En utilisant la mousse à mémoire de forme, cette performance invite le public à explorer le processus de la mémoire, y compris les phases de reconnaissance, de stockage et d’oubli. Trois mousses à mémoire seront remises à trois performeurs, afin qu’ils puissent toucher et créer leur propre carte à mémoire. La performeuse principale, Bora, interagira avec le public et son environnement, en filmant et en diffusant son point de vue. Une machine à imprimer installée dans la salle de l’exposition imprimera instantanément des captures d’écran de la performance en évoquant le processus de capture du mécanisme de la mémoire humaine, aussi appelée mémoire photographique.

Bora Kim, Carte à mémoire (Memory Card), 2022, Performance / installation, projection/ live feed, mousse à mémoire (3, 59x32 cm), appareil photo, caméra, microphone, projecteur, enceintes, écouteurs, Durée 2-30mins, Participants : Jiyoung Son, Dasom Oh / public

À travers cette performance, l’artiste démontre la ressemblance entre les machines et les humains, notamment dans le processus cognitif et le système de mémoire humaine. En incorporant des aspects mécaniques dans sa performance, l’artiste refuse le manichéisme entre l’homme et la machine. Au contraire, chacun d’eux fonctionne de manière organique pour produire une variété d’interactions inattendues et un ensemble d’événements.

Dans leurs œuvres, les humains et les machines coexistent de manière à la fois compétitive et coopérative, ce qui montre à quel point les deux sont intimement liés. Cette exposition vise à examiner la dépendance particulière qui existe entre l’homme et la machine en déployant les multiples facettes de notre mémoire, qu’il s’agisse d’oubli ou de distorsion. L’essence et la beauté de la mémoire humaine se trouvent toutefois dans sa caractéristique fragile, subjective et imparfaite. D’où le titre, qui célèbre le bienfait de pouvoir se souvenir en tant qu’Humain.

Sol Kim
Open Call Exhibition
© apexart 2022

 

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